Penser en bonne santé

On entend souvent les chercheurs de spiritualité discréditer la pensée. Il faudrait « sortir du mental » et ne plus penser. Certes, prétendre guérir de la bêtise par ablation du cerveau est une stratégie radicale. Mais nous avons besoin de penser.

Car l’âme humaine se nourrit de sensations, d’impressions, de ressentis, mais aussi de sens. Penser, c’est se nourrir de sens. En ce monde où les propositions de sens n’ont jamais été si diverses et si nombreuses, discerner celles qui correspondent à la vérité profonde à l’oeuvre dans notre vie est indispensable. Il s’agit donc, non de ne plus penser, mais de penser bien. Or notre pensée est malade. Du matin au soir, elle est livrée à un fonctionnement automatique que nous sommes incapables d’arrêter: ça pense. Quel est le principe de cette mécanique ?

Observons nos pensées. Derrière l’extrême complication de notre activité mentale se cache en fait une logique simple: celle du soulagement. Tout part d’une tension, d’un inconfort, d’une douleur – voire de la simple intensité du vivant, que nous refusons. Il nous faut donc mettre fin à la sensation. Pour cela, nous cherchons sa cause dans le réel, que nous nommons un problème; puis nous élaborons une solution, c’est-à-dire la représentation d’une action pour supprimer cette cause. Enfin, la volonté (la tyrannie du « il faut ») est là pour nous inciter à mettre en oeuvre ladite solution. Problème-solution-volonté, tel est le ressassement inlassable de la machine à l’oeuvre dans nos têtes, dont le seul objectif est d’anéantir des sensations. Le mental, c’est la pensée qui sert à ne pas sentir. Cet automatisme stupide est incapable de produire le moindre sens; en outre, il nous coupe de notre sensation de nous-même, il nous arrache au vivant de notre corps. Comment s’en libérer ?

Première étape : ne plus croire en ses constructions. La mécanique mentale se nourrit de l’adhésion. J’adhère dans les deux sens du terme : je crois ce que me dit l’automatisme et ainsi je colle à lui, je l’alimente par l’illusion qu’il est ma vérité. La plupart des idées, croyances et valeurs auxquelles nous tenons tant ne sont que des effets de ce conditionnement par lequel nous refusons d’être vivant.

Deuxième étape : ne plus agir en fonction des « solutions » fournies par mon mental. « Supporte et abstiens-toi », disent les stoïciens : me dispenser de toute action dont le motif caché est de supprimer une sensation, et attendre de sentir.

C’est précisément la troisième étape : traquer, derrière la stratégie mentale pour m’anesthésier, la sensation de moi-même que je fuis — et faire corps avec elle, confiant dans l’impermanence du temps : cela aussi passera. Ainsi, de plus en plus, mon action va-t-elle provenir de mon sentir. Acte non prémédité, spontané mais non pas pulsionnel car une véritable sagesse s’y manifeste, ma vérité en action. De même, une autre pensée va se manifester, issue non d’un refus d’éprouver, mais au contraire d’un oui à la vie profond qui est ma véritable nature et aussi la source unique du sens de ma propre vie.

La véritable pensée est d’abord féminine : ouverture et accueil du sens. C’est du silence et de l’écoute intérieure que naît l’intuition inspirée. Mais elle est aussi masculine : accès au juste langage par la distinction et la séparation. Réception et don du sens, écoute et parole : c’est dans l’équilibre entre les pôles féminin et masculin que réside la santé de la pensée. La guérir exige de revenir au corps. Dans cette intensité vivante notre vie prendra sens. Car le sens naît du sentir.

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