Le maître de soi

L’expression “je me maîtrise” propose un intéressant dédoublement de la personne : il y a “je”, il y a “me” — le je qui maîtrise, et le moi qui est maîtrisé. Pour comprendre ce que signifie la maîtrise de soi, il s’agit donc de savoir qui maîtrise qui. Qui est le maître, et qui est le disciple ?

En général, on conçoit la maîtrise de soi comme l’attitude de celui qui ne cède pas à ses impulsions. Qui est alors le maître ? Le moi. L’être humain est considéré comme séparé en deux : il y a d’un côté le monde de la pulsion (une partie que l’on a longtemps tenu pour “animale”), de l’autre celui de la subjectivité : la partie rationnelle et volontaire — ce que l’on désigne lorsqu’on dit “moi”.

La maîtrise de soi est alors le résultat d’une lutte victorieuse de la raison contre les passions, de la volonté contre le désir, de l’ego contre l’instinct. Mais on peut se demander si cette vision ne relève pas davantage du contrôle de soi que de la véritable maîtrise. Contrôle et maîtrise : ces deux notions semblent proches, mais ne se recouvrent pas. Un exemple : on dira volontiers de l’artiste qu’il maîtrise son art ; mais dira-t-on qu’il le contrôle ? Si au sujet d’un pianiste, on dit que son interprétation est maîtrisée, on le complimente. Si on qualifie celle-ci de contrôlée, on signifie par là le peu d’inspiration dont elle est porteuse. La maîtrise est compatible avec la création, elle en est même une condition. Le contrôle la rend impossible. Car le contrôle, c’est l’obéissance à une idée. La pensée construit une représentation, la volonté se charge de l’appliquer. La personne qui se contrôle obéit à une représentation d’elle-même construite par le mental, et sa volonté réprime tout ce qui en elle ne cadre pas avec cette représentation. Le contrôle de soi est un combat contre soi, contre l’imprévu, l’inattendu, contre la spontanéité de la vie.

La véritable maîtrise de soi se reconnaît donc à ceci : le moi n’est pas le maître, il est le disciple. Mais disciple de quoi ?

De ce qui en nous-même est le véritable maître.

Mais comment le reconnaît-on ? Précisément à ce qu’il ne correspond pas à notre idée de nous-même (en d’autres termes : à notre ego). Le maître à l’intérieur de nous, nous-même en vérité, se reconnaît à ce qu’il nous déroute.

Ses manifestations sont paradoxales, et tant que nous sommes attaché à une idée de nous-même, elles nous apparaissent comme des épreuves de la vie. Devenir maître de soi, c’est donc d’abord devenir disciple des épreuves que la vie nous envoie. Mais pas seulement des épreuves : de tout ce que la vie nous envoie, joies comprises ! Devenir maître de soi, c’est devenir disciple de la vie. Car la vie ne s’oppose à nos plans que pour nous reconduire à notre vrai désir. Non pas les constructions mentales par lesquelles nous orientons le plus souvent nos vies dans l’espoir de diminuer notre part de souffrance, et qui nous coupent de notre vérité — mais cela qui en nous est capable d’aimer, capable de créer, ce oui originel à la vie qui est la source de notre être.

La maîtrise de soi, c’est donc renoncer à tout contrôle sur soi et se faire le disciple de la vie, afin de devenir celui de son vrai désir. Être maître de soi, c’est se vivre non comme un maître, mais comme un disciple : le disciple de Soi.

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