L’éducation, ou l’art de l’accompagnement initiatique

Dans toutes les sociétés traditionnelles, il existe des initiations qui, lors des principaux passages de la vie, ritualisent la mort au passé et la naissance à un nouvel état d’être. Dans certaines initiations pubertaires africaines, l’adolescent est d’abord arraché au monde des femmes dans lequel il a passé son enfance ; des rituels funéraires sont pratiqués, les femmes le pleurent comme s’il était mort. Puis il est emmené dans un lieu obscur qui évoque le caveau (grotte, caverne, fosse) où il reste enterré plusieurs jours, sans manger ni boire. Il est ensuite accueilli de manière festive par le monde des hommes ; dans certains cas, l’initié reçoit une coupe dans laquelle les hommes de la tribu ont versé leur sang ; il doit le boire, afin de réaliser charnellement qu’il ne se nourrira plus de l’énergie des femmes et des mères mais de celle des hommes, au monde desquels il appartient désormais.

Dans les sociétés modernes, nous avons perdu ce schéma initiatique. Il est important de le retrouver, car il est celui du développement intérieur de l’être humain ; donc celui de l’éducation juste. Mais il ne s’agit pas de revenir aux initiations tribales ! Celles-ci servaient en effet les seuls besoins d’une société ignorant l’individu et la singularité de l’être humain. Jusqu’à une époque récente, en effet, l’éducation était au service, non de l’individu, mais de la société. Elle fabriquait un type humain déterminé (un « bon sioux », un « bon chrétien », un « bon citoyen ») selon les seules finalités du groupe humain. Aujourd’hui, la société ne se fonde plus sur une conception particulière de l’être humain. C’est pourquoi on ne sait plus comment éduquer son enfant ! Cette perte de repère est une opportunité : celle d’inventer une éducation au service de l’être unique qu’est chaque enfant, c’est-à-dire au service de son vrai Désir.

Qu’est-ce que le vrai Désir ?

Observons un petit bébé. Il connaît deux états bien distincts.

Premier état : il a faim, manque de quelque chose ou ressent un mal-être. Le voilà qui se tord et qui hurle. Dans cette émotion qu’il vit de manière paroxystique, bébé est entier : tout son corps est investi dans l’expression de sa détresse. Il est pulsion à l’état pur. Il est alors facile de constater la dimension négative de la pulsion : le tout-petit n’est que refus de sa sensation de lui-même, et en quête d’un objet qui la supprimera. La pulsion est un « non » de tout le corps à ce qu’il sent.

Au contraire, dès que son corps est apaisé, qu’il est rassasié et dépourvu de douleur, le bébé est tout entier dans le oui. Dans une pure contemplation, une totale jubilation, il recherche toute impression inédite et s’en émerveille. Lorsqu’il devient capable de mobiliser son corps, il se déplace en quête d’expériences nouvelles. Ouverture désirante aux possibles, il n’aspire qu’à vivre, à chaque instant, une nouvelle expérience de lui-même dans la rencontre sensorielle de l’inconnu. Ensuite, dès qu’il est en âge de poser des couleurs sur un papier ou de modeler une pâte, il veut exprimer pour le monde l’être unique qu’il est et les sensations par lesquelles il fait l’expérience de lui-même.

Le Désir est un pur oui à la vie qui met en élan la chair tout entière vers une expérience toujours renouvelée de soi et du monde, ainsi que vers l’expression de l’être unique que l’on est.

L’éducation que l’on va donner à un enfant déterminera l’état qui dominera en lui : soit le refus de sentir enraciné dans les premières épreuves du manque, soit le oui joyeux à l’expérience de soi-même et du monde. C’est pourquoi il est important d’accompagner la dimension désirante de l’enfant.

 

Accompagner le Désir par l’encouragement

L’obstacle, pour le Désir, est une matière. Le bloc de marbre brut résistait à Michel-Ange, sa dureté exigeait de lui bien des efforts ; pourtant, il ne le considérait pas comme un obstacle à la création de la statue, mais comme la matière et le moyen de celle-ci. De la même manière, du point de vue du Désir, la résistance est matière de l’acte créateur ; en tant que telle, il l’aime. Du point de vue de la pulsion, au contraire, toute adversité est un empêchement insupportable. C’est la raison pour laquelle il n’y a aucune vraie force dans la pulsion, qui ne sait que fuir ou détruire ce qui lui résiste, mais ne crée pas avec. Spontanément, le Désir travaille l’adversité avec ardeur, persévérance et plaisir. Il suffit de voir la concentration dont peut faire preuve un enfant de deux ans sur un dessin ou un modelage pour s’en convaincre ; il oublie tout jusqu’à ce qu’il ait atteint le résultat qu’il souhaite. De même, le jeune enfant chez qui le Désir apparaît encore à l’état pur recherche le défi et la difficulté pour éprouver, dans le jeu et la joie, la croissance de ses forces. Si l’on encourage avec enthousiasme les élans spontanés de son enfant lorsqu’il se confronte à des obstacles, c’est naturellement et par Désir qu’ensuite, il travaillera à l’école et se confrontera aux défis de sa vie.

 

L’accompagnement initiatique des épreuves du monde

Cependant, l’être humain n’est pas fait que de Désir, mais aussi de pulsion. Le mouvement de la pulsion ne s’oppose pas directement à celui du Désir, mais il peut prendre progressivement sa place jusqu’à l’extinction totale de ses manifestations. Pour protéger, chez un enfant, la dimension désirante contre les assauts de la pulsion, il s’agit de lui donner un accompagnement initiatique.

Un enfant de cinq ans qui refuse de manger ses épinards et veut passer de suite au dessert réclame une satisfaction pulsionnelle : le goût sucré le ramène à des soulagements antérieurs et lui procure une forme d’anesthésie douce. Mais cet enfant désire aussi être en bonne santé et en pleine forme pour s’éprouver lui-même au sommet de ses possibilités sensorielles et de sa puissance d’agir. L’accompagnement initiatique consiste à lui refuser la satisfaction pulsionnelle, mais toujours au nom de son vrai Désir. On peut lui expliquer clairement les effets d’un excès de sucre sur la santé et en appeler à son énergie, à sa joie de vivre, à sa puissance de créer qui nécessitent un corps sain et léger. Un enfant de six ans qui prend de force un jouet des mains d’un camarade a besoin qu’on lui retire immédiatement l’objet pour le restituer à son premier détenteur. Mais cela n’est pas suffisant ; un accompagnement initiatique exige que l’on se mette en relation à son Désir, au nom duquel on lui inflige une frustration. On peut lui rappeler son besoin et son droit d’être lui-même respecté, ainsi que sa tristesse s’il avait été victime d’un tel comportement : « tu as le droit qu’on te respecte, tu dois respecter les autres ». Il est inutile et nuisible que l’enfant se sente coupable. Il a besoin qu’on lui explique les règles de la vie en société au nom de son Désir d’y vivre.

Le schéma initiatique consiste à renoncer à une satisfaction au nom d’une joie plus élevée et plus vraie. D’une manière générale, il s’agit de toujours rappeler à l’enfant qu’une jouissance est toujours barrée au nom de son vrai Désir.

La pulsion veut l’ancien, la répétition et la régression. Le Désir veut le Nouveau, la découverte et la création. L’initiation consiste donc à mourir à l’ancien pour naître au Nouveau. L’enfant, au cours de son évolution, est régulièrement confronté à des temps initiatiques, où son Désir l’appelle à renoncer à des satisfactions anciennes, qu’il connaît, pour vivre de nouvelles joies dont il ignore tout, mais auxquelles il aspire. Il doit mourir à l’ancien pour naître au nouveau. Or, entre la mort et la naissance, il y a un entredeux. L’ancien n’est plus, le nouveau n’est pas encore ; c’est le temps du vide, de l’oppression, de la dépression parfois, qui correspond au moment où l’enfant a déjà quitté la matrice mais n’est pas encore venu au monde. C’est à ce moment crucial que l’accompagnement est nécessaire, sous la forme d’un soutien et d’une parole qui l’aide à passer ce cap.

L’accompagnement initiatique d’un enfant ne consiste pas à le soulager de son épreuve. En effet, c’est le Désir en lui qui veut l’épreuve. Le Désir emmène toujours l’être humain vers le nouveau ; c’est pourquoi il aspire à ce que l’ancien disparaisse. Épargner systématiquement les frustrations à un enfant, c’est œuvrer contre le Désir, c’est faire obstacles aux morts et aux naissances successives qui constituent son développement juste. Le bébé, assis dans sa chaise posée par terre, voit les grands attablés ; il est attiré par ce monde d’en haut. Il désire être intégré dans ce cercle et initié à ce mystère. Un jour, on le met sur sa chaise haute et on l’intègre. Le voilà qui jubile en découvrant ce Nouveau Monde. Sur le fond de cette joie nouvelle, il est prêt à abandonner d’anciennes satisfactions. Mais il peut y avoir des résistances de la pulsion, qui ne sait vouloir que l’ancien. C’est là que l’on peut l’accompagner, et l’encourager aux renoncements nécessaires (au biberon, au hochet bruyant, etc.) au nom du nouveau qui réjouit son Désir.

L’accompagnement initiatique comporte deux aspects. Il s’agit d’abord de faire sentir à l’enfant que c’est toujours son vrai Désir qui lui propose l’épreuve du renoncement et de la frustration pulsionnelle. Il s’agit ensuite de lui affirmer qu’il est capable de traverser chaque épreuve que la vie lui propose. S’il accepte l’inconfort, voire la souffrance de ce temps de vacuité où l’ancien n’est plus et le nouveau n’est pas encore, il va naître à autre chose. L’accompagner, c’est l’aider à ressentir qu’il le peut ; parce que c’est sa vérité intérieure qui l’emmène vers le nouveau. L’accompagnement initiatique ne peut se faire que sur la base d’une confiance totale des parents dans cette force désirante qui habite leur enfant.

La formule de cette confiance, qui peut se décliner de bien des manières, est l’affirmation essentielle de la fonction paternelle et la grande parole de vie : « Tu peux ! ».

2 réflexions au sujet de « L’éducation, ou l’art de l’accompagnement initiatique »

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