La violence, ma violence

La violence nous concerne tous, naturellement, et elle est partout. Mais on pourrait dire aussi que d’une certaine manière elle n’existe pas ! La violence n’est pas intrinsèque à l’être humain : elle le traverse. Alors, comment reconnaître la violence en nous, lui faire face (avec douceur) et… la dépasser ?

La première idée reçue est que la violence consiste à causer de la souffrance, à faire mal. Or si, par exemple, je punis un enfant dans le cadre d’une autorité légitime, je cause en lui de la souffrance, mais dans la mesure où cette punition est juste, je lui pose une limite qui va le structurer et l’aider à affirmer son être. De la même façon dans beaucoup de traditions (notamment le zen), abondent les récits de ce qui, de la part de maîtres envers leurs élèves, nous semble pure violence (jusqu’à la défenestration, des membres brisés, etc.). Or c’est au paroxysme de cette violence que l’élève s’éveille et touche sa vérité la plus profonde ! Un maître fait souffrir son élève, mais là encore, aussi paradoxal cela nous semble-t-il, cette apparence de violence est la plus radicale affirmation de l’autre, puisque elle le mène à lui-même. La violence ne peut donc se définir par le fait de causer la souffrance. Bien plutôt, elle est le contraire de l’affirmation de l’autre : elle désigne tout comportement par lequel je nie l’humain — en ma personne comme en celle de l’autre.

 

La violence, un refus de la souffrance

En effet, la violence est un mode de la relation à l’autre, mais elle est avant tout une relation à soi-même. Il y a une violence que l’on exerce contre soi, c’est une négation de soi. Toute violence s’enracine dans un refus de soi en tant qu’être incarné, engagé par sa naissance dans cette situation qu’est l’existence humaine. Dès qu’un être humain naît, il rentre dans une dimension qu’il ne connaissait pas, celle du manque. Dès lors, il est sans cesse traversé par l’éternel retour du manque et de la plénitude avec, à chaque fois, cette grande question existentielle au cœur du tourment : la plénitude va-t-elle revenir après le manque ? Toute violence naît d’un refus de cette situation-là, c’est-à-dire d’un refus de cette alternance de manque et de plénitude que constitue la vie. La violence naît fondamentalement d’un refus de la vie en tant que celle-ci implique une dimension de souffrance.

 

La violence, un déni de la limite

Ce refus de la vie est un refus de la finitude inhérente à la vie humaine, un refus des limites. Le mot violence qui a un rapport avec viol, l’indique bien : violent est celui qui outrepasse une limite sacrée, celle qui le sépare de l’autre. Dans la violence physique, j’outrepasse la limite entre mon corps et celui de l’autre. Nous sommes des êtres limités, voilà la finitude : pour que l’autre existe, il faut que j’accepte mes limites et pour que moi j’existe, il faut que j’accepte les limites de l’autre. Si je nie la limite qui me sépare de l’autre, cela veut donc dire que je nie l’autre, mais également que je me nie moi-même. De même que la limite entre deux pays est une seule frontière, la limite entre deux êtres est la même : la violer, c’est violer l’autre, mais aussi soi-même ! Nier l’autre, c’est vouloir être plus que soi, c’est donc se nier soi-même dans les limites qui sont les siennes.

 

L’attente, une forme de violence

L’attente est la manière la plus commune de refuser la limite entre soi et l’autre. Dès que l’on attend quelque chose d’un autre, on est en situation de violence. Attendre quelque chose d’un autre, c’est éprouver un besoin, et poser comme une évidence que l’autre doit satisfaire ce besoin. L’attente s’accompagne d’un comportement qui est la pression (explicite ou non). Dès que j’attends quelque chose de l’autre, je vais avoir tendance, même très subtilement, à faire pression sur lui pour qu’il me donne ce que j’attends. L’attente est un déni de la limite entre moi et l’autre, puisque, subordonnant l’autre à la satisfaction de mes besoins, je le nie dans son altérité à moi, dans sa transcendance. Chaque fois que j’ai une attente, je nie l’autre mais je me nie aussi moi-même dans ma capacité à supporter le manque, donc à vivre la vie. Remarquons qu’avant un authentique travail philosophique, toutes nos relations sont choisies en fonction d’attentes : nous croyons aimer l’autre alors que nous ne faisons que le sommer de soulager, par sa présence et ses comportements, notre souffrance existentielle.

 

De la violence à l’amour

Que serait donc la non-violence et le chemin pour y parvenir ? Tout simplement, commencer par accepter inconditionnellement la vie, y compris dans sa dimension de souffrance : renoncer à bâtir, comme on l’a fait jusqu’alors, sa vie et ses actes sur une seule motivation : le soulagement. Le prix de la non-violence, c’est renoncer au soulagement de la souffrance : se mettre à sentir plutôt que de s’anesthésier. Si l’on veut entrer dans la non-violence, il va falloir à un moment où à un autre lâcher nos stratégies de soulagement de la souffrance, accepter qu’elle nous traverse, qu’elle vienne et qu’elle s’en aille. Apprendre, au rythme juste, à se laisser traverser par la sensorialité sous toutes ses formes, par la vie. Et commencer à sentir, c’est accepter de souffrir, car si on refuse de sentir, c’est pour ne pas souffrir. Ce refus de sentir est une violence contre soi, que l’on peut appeler tiédeur, et qui est la source de toute violence contre l’autre. La seule non-violence se trouve donc dans l’accueil inconditionnel, qui consiste à accueillir sans condition tout ce qui se donne à chaque instant : événements sensoriels, sensation de soi, sensation de l’autre. C’est se laisser à chaque instant toucher et traverser par la vie. Cet accueil inconditionnel peut s’appeler amour. On comprend alors que l’amour n’est pas préférence : on ne peut aimer que tout ! C’est en cela que l’amour est joie. L’amour est un oui total à la vie.

Le chemin philosophique (voie de sagesse) est le chemin du oui à la vie. En le parcourant, nous allons nous rendre compte que, même si nous sommes faits de violence dans la manière dont nous nous sommes construit artificiellement en tant qu’ego, même si nous avons reçu de la violence et en recevons encore, même si nous la transmettons aussi car tout le monde est vecteur de violence, au plus profond de nous-mêmes la violence nous est radicalement étrangère. Car elle est un non à la vie, et nous sommes un oui à la vie ! Il s’agit simplement, mais au prix de la maximisation de nos possibilités de vivre et de sentir, de faire retour dans la profondeur de nous-mêmes où nous sommes amour.

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