CORPS

Observer sans relâche ceci : le mental a pris possession du corps entier ! Adieu la simplicité clairvoyante de l’instinct. Notre chair de Modernes est le lieu d’une indéfinité de micro-pulsions qui sont autant de raidissements contre le sentir. Extraordinaire sophistication stupide de la pulsion, tension vers le soulagement… de la tension !
De cette prison, on ne sort que par le haut.

Être témoin des stratégies du mental engrammées dans les mouvements du corps, pour m’arracher à son présent.

La chair, c’est la rencontre.

Sentir n’est pas s’occuper de soi !
Cette grisaille, restreindre ma conscience aux sensations qui recèlent un potentiel de souffrance ou de soulagement ! Infime partie du flux sensoriel qui me traverse — mais m’obsèdant ordinairement.
Le foisonnement gratuit des sensations sans enjeu : là est la grâce, elle ne cesse de se donner.
Et moi, nez dans l’enjeu !

Trouver l’amour non dans l’affectif, qui n’est que le mental fuyant le sentir dans des attachements et des projections, non dans le corps-objet (construit par le mental à partir de la croisée des regards) — mais dans la chair : espace vide disponible-ouvert à l’inlassable traversée du tout-autre, pur frémissement du désir.

Comme le moi est étranger au corps !

Donner lieu, dans l’espace que l’on est, à ce que l’on n’est pas : la véritable incarnation.

Placer l’intensité du corps vivant dans la verticalité de l’Esprit : l’âme ne doit servir qu’à cela.
Le psycho-affectif a vocation de s’éteindre.

Être le lieu de la rencontre amoureuse de deux principes antagonistes comme le Saint Esprit et la Sainte Matière implique la souffrance. Refuser la souffrance, c’est s’empêcher d’être ce lieu. Et les noces n’ont pas lieu.
C’est pourquoi il n’est qu’un seul principe : se détendre et souffrir.
Alors, la souffrance se révèle comme l’apparence première et illusoire de tout autre chose — que l’on ne peut toucher qu’en vivant la souffrance qui la fait apparaître.
La vérité du Corps.

Sentir annule le karma, unissant l’acte et la perception de ses fruits.
L’acte étant un avec son jugement, disparaît l’espace de la faute.
Sentir annule la loi.
Sentir est hors-la-loi.

Confier une question au corps. Le mental oublie. La réponse vient.

Le corps est présent, et le présent est hors du temps. La présence transcende le temps. Sentir est voie de la présence. Être-le-là de l’être, dit Heidegger en une formule dont il n’a pas pressenti, encore moins vécu, la radicalité révolutionnaire, copernicienne : un dé-centrement-recentrement. Être la présence, l’espace où se déploie l’apparition-disparition des phénomènes — le temps. Être l’espace-présence où se déploie le temps (comme il faut tordre, déplier le langage, formaté par la vision du sub-jectum, pour approcher cela !)

Corps-perception, corps-espace, corps-présence…
Tout est phénomène ! Où suis-je, moi, qui me prétend support des phénomènes ?
Et : qu’est-ce qui n’est pas le corps ?

Le récit, de n’être plus objet d’adhésion, peu à peu se tarit.
Alors, plus rien ne me protège de mes peurs. Plus rien ne m’en sépare. Je peux les épouser. Elles ne sont « peurs » qu’à cause de ma séparation d’avec elles. En vérité, elles sont CORPS. Faire corps avec elles.
Je ne peux faire corps qu’avec tout.

Faire CORPS de toute chose.

Le corps est l’être-traversé ; la chair est le lieu de l’autre. Ce qui est si drôle et si tragique, c’est qu’on prend pour le corps ce qui est en réalité refus de l’être-traversé, contraction, densité — non à la vie fait chose. Au point que si l’on se détend vraiment, terreur de n’être plus rien.
Au moment même où l’on se fait le lieu de tout !

Chaque sujet mène une guerre contre l’événementialité du corps.

Dionysos est le dieu de l’anti-mental, puisqu’il est celui de la dis-solution. Se dissoudre n’est fécond que s’il y a un axe vertical et un axe horizontal. Une Croix. Dionysos est serviteur du Christ.
Se dissoudre : devenir pur espace ouvert.
Mais ouvert à quoi ? Dans quelle orientation ?
Voilà pourquoi l’axe est nécessaire. Juste orientation verticale : l’Autre ; juste orientation horizontale : l’autre.
L’opposé de Dionysos : tenir. Tenir à soi. Tenir à quelqu’un. Dé-tenir, re-tenir, con-tenir.
Dionysos : lâcher. Lâcher prise. Se lâcher. Laisser advenir.
Dionysos est le dieu du corps, car le corps est le lieu de l’advenir. Et comme le sujet est guerre contre l’événementialité du corps, il est le dieu de l’ef-fondrement conscient du sub-jectum. Il est le dieu de mon désir, qui appelle la dissolution de cela qui remplit l’espace que je suis — « moi ».

Le corps est l’espace du manque, le lieu où cela dont il est manqué se dé-couvre en creux. Que rien ne peut combler le manque est une découverte incessante, qui a pour nom l’instant présent et pour forme la dé-pression. Ainsi s’avère-t-il charnellement que le manque est une connaissance, et cette connaissance une relation : entre Un qui ose l’absence et l’autre le manque. Essence de l’amour.
Oser découvrir, dans la présence au manque, Celui qui ose l’absence à Soi.

Le manque, rien ne le comblera jamais dans la dimension horizontale — le monde. Que tous mes rêves d’aujourd’hui se réalisent, il sera toujours là, à se fixer sur de nouveaux objets de cet archaïque et immortel appétit qui est refus de la condition charnelle.
La chair est appel vertical.
Faire le deuil de l’imaginaire horizontal est la condition pour éprouver, dans la verticalité, l’appel en tant qu’il donne.
Que donne l’appel comme essence du sentir ? Cela (Celui ?) auquel il en est appelé.
Non comme comblement — cela serait transfert dans la verticalité de l’intérêt trivial pour le monde (un tel déplacement est « spiritualité »). Mais comme l’Absent, le Retiré, qui n’est connu qu’en tant qu’il en est manqué.
Explorer le manque. Telle est l’œuvre du désir. Car le manque est toute-altérité, en même temps que le lieu de toute altérité. Le manque est chair.
Pas de plus haute ni de plus terrible jouissance.

La chair est appel.
L’appel implique la connaissance de ce qui est appelé. Il en implique aussi l’absence. Il en implique encore, mystérieusement, la présence (sans quoi il ne serait appel à rien).
Désespérer de combler le manque, en même temps que la prise de conscience que le goût aux propositions de ce monde-ci n’est que compulsion à ne plus sentir, rend possible l’épreuve du manque comme connaissance paradoxale du non-donné, du dérobé, du présent-dans-l’absence.
Il n’est plus possible de connaître Dieu comme fondement, sinon dans la crédulité ou le fanatisme.
Mais il est possible de le connaître dans l’œuvre de son retrait.

Le lieu de cette oeuvre est la chair.

La pulsion est une mécanique qui accroche des espoirs de soulagement à des possibilités du monde. Même issu du désir, l’acte est alors récupéré. Le soulagement nie la chair qui sent et coupe l’acte du mouvement de la vie. Il est nécessaire à la vie que l’appui soit dérobé.
Dans le désastre pulsionnel se révèle l’expérience existentielle contre laquelle se construit la mécanique, et qui est le cœur même de l’humain : la chair comme pur sentir, union de corps et de conscience et, partant, lieu d’un différentiel d’intensité qui se donne de prime abord comme douleur d’être.
Coïncider avec cette douleur d’être est cela seul qui accomplit l’unité de cette union.
Cette unité est joie pure.
La joie n’est vécue que dans l’arrêt de toute mécanique. Il y faut souvent la panne ou l’accident. Gare alors si la conscience, afin d’échapper au corps, s’est identifiée à la mécanique !
La modernité est le règne des consciences machinales. Le devenir-chair collectif appelle de vastes accidents…
M’accidenter avec gratitude. Le moment suivant la collision est une merveilleuse possibilité de silence. Et peu à peu, ne plus alimenter cette machine : elle ne carbure qu’à l’adhésion.
Aimer, c’est mettre en panne les mécaniques. Tout amour est charnel.

Le corps donne l’âme.

Il vient un temps où l’on peut sentir en soi un glaive qui tranche cela qui souffre, et qui n’est qu’ego. Ce n’est pas soulagement. C’est, une fois acceptée totalement l’intensité, désir se séparant de ce souffrir qui l’encombre.
Ce qui souffre est négation. Le désir, pur affirmation, se libère du non-désir.
Le corps vivant n’a pas besoin de ce que la pensée projette. Il a très peu de véritables besoins, et infiniment de vrai désir. Le corps n’a rien à faire de cette mécanique mentale affamée qui le tord, l’opprime et le dévore dès que le réel ne lui donne pas selon son insatiable appétit. Le corps n’a rien à faire du manque rageur et souffreteux.
Dès qu’il le peut, il s’en débarrasse.
Quand le peut-il ? Dès que l’accent n’est plus mis sur l’absent, mais sur le présent. Présent du corps-sentant.

Aller nu exige le temps du dénuement : le présent, pur dénuement.

L’ultime espérance des temps tièdes : croire en l’insurrection de la chair.

N’oublie jamais que tu es nu sous tes habits.

Donner son con-sentement à la chair : sentir est un oui de chaque instant.

Une chair s’acceptant absolument dans sa souffrance du manque de Dieu devient vierge espace, pure aspiration au Souffle créateur sans un reste pour se dérober au Don d’en haut. Avènement de l’Humain.
Le corps est le lieu de la mort de Dieu.
Le corps est le lieu du Dés-astre.
La pulsion est refus du désastre.
Du désastre pulsionnel naît l’acceptation, de l’acceptation naît le Désir.
Du Désir naît… Le Corps.